Morgane de Gorre

Chaque nuit de bataille, le même étau comprimait le cœur de Morgane, et l'angoisse l'envahissait, et chaque fois qu'elle voyait son père rentrer du combat, elle se sentait revivre. Mais pas cette fois. Cette fois, l'étau demeurait, même, il était plus oppressant que jamais. Cet homme qui serrait sa mère dans ses bras, qui l'embrassait, les yeux brillants d'un désir lubrique et destructeur, avait certes le visage de Gorlois, duc de Cornouailles, mais ce n'était pas lui. Elle avait voulu prévenir sa mère, elle avait tenté en vain de le lui faire comprendre, mais comment Ygraine aurait-elle pu se douter que la passion que lui vouait Uther Pendragon le mènerait à des extrêmes tels que celui-ci ? Car oui, Morgane, du haut de ses cinq ans, avait vu juste. Cet homme n'était pas son père, c'était le roi Uther, venu prendre par la ruse cette femme qui s'était toujours refusée à lui... Si cette soirée fut pour Morgane l'une des plus éprouvantes de son existence, apprendre quelques heures plus tard la mort de son père acheva d'en accentuer l'horreur. Morgane, dès ce jour, voua une haine viscérale à Uther Pendragon qu'elle ne manqua pas de transférer sur le petit être qu'elle vit alors grandir dans le ventre de sa mère. Car non content d'avoir abusé d'Ygraine, Uther devait lui donner un fils. Oh, Arthur... Ce que Morgane le haïssait ! Il incarnait tout ce qu'elle s'était juré à tout jamais de haïr. Et sa haine devint viscérale quand, peu de temps après avoir mis son fils au monde, Ygraine, déshonorée, souillée, se donna la mort.

Privée de ses deux parents par Pendragon père, Morgane fut menée au couvent, et par la même séparée de sa sœur, Morgause. Elle y reçut une éducation des plus complètes. Il faut dire que Morgane était une élève docile et assidue. Elle ne rechignait à acquérir aucune connaissance. Et pour cause, plus elle en accumulait, plus elle se pensait capable d'atteindre ce qui était devenue la seule fin de son existence. Elle voulait se venger. Plus rien d'autre ne comptait. Sa vie, de laquelle on avait fauchée l'insouciance avant l'âge, ne serait plus dès lors vouée qu'à la vengeance. Elle savait que, pour détruire son ennemi, il fallait qu'elle emploie les mêmes armes que lui. Elle apprit l'art de la magie auprès de la fée Viviane, et fut là encore une élève des plus appliquées et assidues. Elle acquit bientôt une force magique remarquable, qui lui permit, entre autres, de garder d'apparence un âge avantageux, qui savait satisfaire ses intentions sulfureuses, car Morgane ne manquait pas d'amants.

Morgane en aima quelques uns, fut aimée de certains. Mais l'homme qu'elle épousa finalement, et auquel elle est toujours mariée, n'en était pas. Il s'agissait d'un mariage d'intérêt. Morgane n'a jamais aimé Urien de Gorre, et il ne l'a jamais aimée non plus, pas plus qu'elle ne saura aimer leur fils, Yvain, auquel elle n'accorde qu'une attention et une affection très relatives. Elle savait se satisfaire de ce mariage, néanmoins, puisqu'elle trouvait bien des amants en compensation de ce mari peu désiré.
Puis. Un jour. Uther Pendragon mourut.

Cette nouvelle ne ravit qu'en partie Morgane, qui aurait voulu lui porter d'elle-même le coup fatal. Qu'importe, un autre homme était dans sa ligne de mire. Quand Arthur Pendragon accéda au trône, et après qu'il ait épousé la belle Guenièvre, Morgane sut qu'elle tenait la plus douce et cruelle des vengeances. Elle ferait goûter au roi son propre venin. Introduite à la cour du roi, où elle n'hésita pas à se présenter à ce dernier comme sa demi-sœur, elle s'introduisit dans le lit du roi en prenant l'apparence de son épouse. Ainsi, la boucle était bouclée ? Oh, non. Morgane avait de plus hautes ambitions. Le fruit de sa vengeance grandissait dors et déjà en elle. Son fils. Le fils d'Arthur. Mordred. L'instrument de sa revanche.

Mais quand le roi apprit la naissance de ce fils incestueux, il arracha à leurs mères tous les enfants nés le même jour que lui. Arthur priva Morgane de son enfant, son précieux, celui qu'elle aimait déjà plus qu'elle ne saurait jamais aimer Yvain, son fils pourtant légitime. Alors, elle sut qu'elle était capable de le haïr plus encore. Mordred fut envoyé ainsi que ces autres enfants sur un bateau destiné à couler. Mais il survécut. Il fallut dix-huit ans à Morgane pour retrouver cet enfant, mais à présent que mère et fils sont réunis, elle compte bien mettre ses plans à exécution. Elle a confié à Mordred son histoire, et elle espère bien pouvoir, avec et grâce à lui, accomplir enfin ce qu'elle ourdit à présent depuis des décennies.